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Comment compter les morts à Gaza ?

Photo du rédacteur: Fynch MeynentFynch Meynent

Ce projet a été effectué en groupe dans le cadre du cours 'Histoire et épistémologie de la statistique' de l'ENSAE Paris (Niveau M2). Voici un résumé du mémoire réalisé.


"GAZA : 30 000 morts", écrit sur un fond noir et blanc, sans couleur. Cette une de Libération du 29 février 2024 a eu un grand écho dans l'espace médiatique. "30 000" est centré et énorme, il couvre toute la largeur et plus d'un tiers de la hauteur de la page : c'est lui le message, c'est le chiffre qui importe. Le conflit israélo-palestinien est un conflit territorial et politique entre Israël et les Palestiniens, principalement centré sur la question de la souveraineté et des frontières dans la région. Le conflit est marqué par des cycles récurrents de violence et d'affrontements armés, avec des guerres majeures comme celles de 1948, 1967 et 1973. La une de Libération fait suite aux évènements du 7 octobre 2023 qui ont vu un retour d'une violence extrême entre les deux territoires. Depuis le 7 octobre, l'espace médiatique est saturé de chiffres sur les morts qui augmentent jour après jour. Pour que ces chiffres nous parviennent, une succession d'étapes est nécessaire. Il faut tout d'abord s'accorder sur le champ à inclure dans les morts de guerre. Une première acception, discutable, serait de considérer comme "mort" toutes personnes ayant perdu la vie au cours de cette période et dont la cause est en lien direct avec le conflit. Même en admettant cette première approche, il faut ensuite produire ce chiffre. Or fournir une estimation fiable se heurte à de nombreuses difficultés techniques : évolution continue, accès restreint à certaines zones, etc. Il faut enfin transmettre le chiffre, par des instances officielles ou par voie de presse, sans altérer la réalité qu'il recouvre. Chacune de ces étapes soulève de nombreux enjeux. D'un point de vue factuel, il s'agit de savoir qui compte, comment et avec quels moyens. De façon plus utilitaire, il convient d'examiner l'usage fait de ces chiffres et leur éventuelle instrumentalisation. Plus généralement, ce sont des considérations éthiques qui se posent lorsque l'on cherche à statuer si un camp est plus ou moins légitime à tuer et dans quelle proportion. Ces questions sont d'autant plus pertinentes dans cette guerre, de par la violence et la rapidité avec laquelle les morts s'amoncellent, la bataille de communication que se livrent Israël et Gaza et la portée internationale des évènements. Nous tenterons d'éclaircir la problématique suivante : les manifestations du conflit israélo-palestinien s'inscrivent-elles dans la continuité historique des méthodes et usages des comptes des morts, ou bien les chiffres sont-ils ici élaborés et utilisés d'une manière particulière et inédite ? Pour ce faire, nous analyserons dans un premier temps l'histoire du compte des morts dans le cadre de conflits armés. Par suite, nous détaillerons l'évaluation et l'appropriation des chiffres dans le conflit Israël-Palestine de 2023-2024 : nous chercherons à examiner, dans le cadre de ce conflit, les méthodes de compte et les divers usages qui sont faits des chiffres du compte des victimes.


Historique du compte des morts de guerre


Durant l'Antiquité et le Moyen Âge, les pertes causées par les épidémies et les famines liées à la guerre surpassaient celles des combats. Ce n'est qu'au XVIIᵉ siècle, avec des progrès médicaux, qu'il devient possible d'estimer de manière plus fiable les pertes au combat. Les guerres de Hollande et de la Ligue d'Augsbourg sous Louis XIV illustrent l'intérêt croissant pour les statistiques militaires, souvent manipulées pour soutenir le moral des troupes et décourager l'ennemi. Par exemple, lors de la bataille de Seneffe (1674), le maréchal de Turenne rapporte des pertes françaises de 2 000 hommes contre 12 000 ennemis, alors que l'historien John A. Lynn estime ces pertes à 8 000 Français et 9 000 ennemis. Ce phénomène est aussi observé lors de la bataille de Fleurus (1690).


Au XIXᵉ siècle, Napoléon utilise les bulletins de la Grande Armée pour exagérer les destructions ennemies et renforcer sa légitimité. La "Carte Figurative des pertes successives en hommes de l'Armée française dans la campagne de Russie 1812-1813" de Charles Joseph Minard en 1869 est une tentative notable de visualisation des pertes de guerre. En 1863, le docteur Laveran analyse la surmortalité dans la marine anglaise de 1793 à 1818, montrant que les maladies étaient plus mortelles en temps de guerre.


Au début du XXᵉ siècle, Bodart compile des pertes par pays et par bataille, malgré des sources peu fiables. La Première Guerre mondiale voit un effort accru pour comptabiliser les morts, bien que les méthodes initiales soient imprécises. Les premières années, les disparus sont souvent mal catégorisés, mais à partir de 1916, des fiches nominatives améliorent la précision des comptes. Cependant, des divergences dans les catégories et les processus de vérification biaisent les chiffres.


D'après Pérouse de Montclos, on peut estimer quatre sources principales qui sont utilisées pour estimer le nombre de morts :


  • Comparaison des recensements avant et après le conflit : cette technique ne permet pas d'observer les points de rupture dans un conflit et dépend des capacités de l'État à effectuer les recensements. De plus, l'État est susceptible de manipuler les chiffres.

  • Enquêtes de victimisation a posteriori : cette méthode réduit la marge d'erreur, mais elles sont fréquemment biaisées ou liées à une zone restreinte géographiquement. Or, ces résultats sont susceptibles d'être extrapolés. De plus, si une famille entière est décédée, personne ne pourra témoigner de leur disparition.

  • Articles de presse sur la violence : elle permet d'analyser l'évolution du conflit de jour en jour et le recoupage des sources peut donner de bonnes informations. Cependant, la collecte initiale des données est loin d'être passive, car les journalistes et les défenseurs des droits de l'homme font du travail de terrain et mènent des entretiens pour enquêter sur la violence. Leur partialité, à cet égard, peut être délibérée ou involontaire. Pendant la guerre froide, par exemple, la neutralité politique d'Amnesty International a régulièrement été questionnée : en effet, l'organisation avait tendance à se concentrer sur les crimes des dictatures de droite alliées aux États-Unis en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, alors qu'elle n'enquêtait pas, ou ne pouvait pas enquêter, sur le goulag et les meurtres de masse en Union soviétique ou en Chine maoïste.

  • Enquêtes sur les décès individuels : la dernière méthode pour compter les victimes de violence armée consiste à les identifier personnellement. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), fondé en 1863 par Henry Dunant et d'autres Suisses, a joué un rôle clé dans cette institutionnalisation, malgré un certain paradoxe. Sa mission est de protéger et d'assister les victimes de conflits armés. En 1864, la guerre entre le Danemark et la Prusse a révélé l'importance d'identifier les défunts et d'enquêter sur les disparus pour soulager les familles. La Convention de Genève de 1906 a étendu les activités du CICR, et pendant la Première Guerre mondiale, l'Agence Internationale des Prisonniers de Guerre (IPWA) a commencé à établir des fiches individuelles de renseignements pour les soldats disparus, s'appuyant sur les témoignages des compagnons d'armes. À la fin de la guerre, 7 millions de fiches avaient été établies. La Convention de Genève de 1929 a rendu obligatoire le port d'une plaque d'identité pour chaque soldat. Durant la Seconde Guerre mondiale, le CICR a produit 36 millions de fiches. Malgré son rôle crucial dans l'identification des victimes militaires, le CICR refuse d'enregistrer les pertes ou de fournir des chiffres sur les victimes des conflits, probablement parce qu'il ne voit pas d'intérêt humanitaire à le faire. Les armées régulières doivent recenser les victimes comme l'exige la Convention de Genève, mais cette tâche devient très difficile pour les populations civiles. Par exemple, après les attentats du World Trade Center en 2001, le nombre initial de disparus a été réduit de 6 453 à 2 801 après élimination des doublons, des personnes retrouvées vivantes et des déclarations frauduleuses. L'identification personnelle est laborieuse et tend à sous-estimer le nombre de victimes. Par exemple, les estimations des morts pendant la guerre en Bosnie varient entre 97 000 et 102 000 selon les enquêtes officielles, contre 167 000 selon une enquête de l'OMS. Souvent, c'est après les conflits que des mémoriaux, des enquêtes criminelles ou des commissions "Vérité et Réconciliation" tentent d'établir des registres précis des victimes, ce qui arrive trop tard pour alerter la communauté internationale ou contribuer au suivi en temps réel de la situation.


Les failles et les divergences méthodologiques développées ci-dessus montrent que le comptage des victimes de guerre ne se réduit pas à une simple opération statistique. La complexité technique de l'estimation des morts laisse beaucoup de place à la falsification et à la contestation de ces chiffres dans l'arène politique.


Ces comptes peuvent servir divers usages. Tout d'abord, c'est un outil d'enrôlement militaire et de gestion de ressources. En effet, dans certains conflits, déclarer des pertes plus faibles dans le camp allié et plus élevées chez les ennemis vise à motiver les troupes. De plus, connaître ces comptes permet à l'armée d'optimiser ses stratégies. Les associations humanitaires se servent également de ces comptes pour mener à bien leurs missions.

D'un point de vue stratégique et politique, la manipulation du nombre de victimes permet de légitimer une attaque militaire. Le gouvernement de la République arabe de Syrie a par exemple gonflé le nombre de forces de sécurité tuées par des "rebelles" : en 2011, l'objectif était de prouver que l'opposition était armée, afin de justifier l'usage de la force contre des manifestants pacifiques, et d'équilibrer les rapports des médias qui insistaient sur le fait que seuls des civils avaient été tués.


La sécurité étant perçue comme une condition nécessaire à la bonne efficacité des politiques de développement, être capable de suivre l'évolution des violences est capital pour les institutions intergouvernementales afin d'améliorer la programmation et l'élaboration de ces politiques. L'estimation du nombre de décès dans les conflits armés a également des retombées juridiques, car elle peut fournir des détails sur les types de violence qui ont eu lieu. Le nombre de victimes est tout d'abord nécessaire pour définir ce que l'on entend par guerre, massacre et violence "de masse". Être capable de prononcer la fin des hostilités et la réduction de la surmortalité est primordial pour les institutions internationales parce que cela conduit les Nations Unies à proclamer la cessation de la protection des réfugiés et à légaliser le rapatriement des personnes déplacées dans leur pays d'origine. Ces chiffres sont aussi exploités pour enquêter sur d'éventuelles violations du droit international humanitaire et poursuivre les criminels de guerre.


Également, ces comptes présentent des enjeux mémoriels et de récupération politique. En France, après la Seconde Guerre mondiale, le Parti Communiste Français a bénéficié d'un fort soutien populaire grâce à son rôle dans la Résistance et à sa revendication d'être le "parti des 100 000 fusillés", un slogan faisant référence au nombre de militants qui auraient été abattus par les Allemands. Cette revendication des "100 000 fusillés" fait d'ailleurs écho aux débats concernant l'évaluation du nombre de communards abattus pendant la Semaine Sanglante lors de la Commune de Paris. Tandis que le camp des conservateurs tendait à minimiser les chiffres (5 000 selon Maxime du Camp), les auteurs communards, eux, les surestiment : Camille Pelletan évoque par exemple 30 000 morts.

Roselyne Koren a étudié divers articles de presse à propos des attentats perpétrés en Israël depuis le début de la seconde Intifada, des articles à propos du 11 septembre, mais également des articles concernant l'attentat contre des Français au Pakistan. Elle souligne que les médias tentent d'appliquer une règle de justice : ils cherchent à traiter de manière symétrique les deux côtés des conflits. Pourtant, elle montre qu'une rhétorique quantitative présente les attentats comme des mécaniques fatales et naturelles, c'est-à-dire indépendantes de l'agentivité des individus. Dans cette stratégie, l'auteur de la violence est déresponsabilisé : "l'attentat tue seize Israéliens" pointerait la situation plutôt que le commanditaire ou l'exécutant de l'acte. Ainsi, un bilan a priori neutre peut en réalité changer la perception subjective qu'aura une personne qui le lit selon sa formulation via divers mécanismes : séparation des victimes civiles et militaires, choix de citer les commanditaires, choix d'écrire à la voix passive ou active, présentation de l'évènement comme inéluctable, etc. Ce travail offre une première perspective historique pour comprendre la présentation des chiffres de victimes dans le conflit israélo-palestinien.


Compter les morts dans le conflit Israël-Palestine depuis le 7 octobre 2023


La légitimité des chiffres diffusés dans les médias, qui proposent régulièrement des "fact-checking" des informations, provient surtout du fait qu’ils sont acceptés par l’ONU, bien qu’elle ne les construise pas, mais les relaie seulement. Si les premiers décomptes des morts des attaques du 7 octobre ont été effectués par des associations humanitaires, en particulier par le groupe Zaka, l’essentiel des chiffres stables relayés par la suite provient des autorités israéliennes. De l’autre côté, les morts de l’offensive d’Israël que l’ONU reconnaît proviennent du ministère de la Santé de Gaza, sous l’autorité du Hamas. Bien que ces chiffres soient construits par l'un des acteurs du conflit, l’ONU affirme qu’elle n’a pas de raison de ne pas les croire, du fait de la proximité entre leurs propres décomptes et ceux du ministère lors de conflits passés.


Malgré tout, la situation est différente aujourd’hui, et des suspicions émergent. Du fait du huis clos imposé par Israël, le ministère de la Santé de Gaza est aujourd’hui seul à pouvoir relayer l’information. La méfiance s'installe quant à la véracité des statistiques. Le 25 octobre 2023, le président des États-Unis Joe Biden déclare même qu’il n’a "aucune confiance dans les chiffres utilisés par les palestiniens". En réponse, les autorités palestiniennes publient une liste des noms, âges, sexes et numéros d’identification (un numéro attribué à la naissance et contrôlé par le ministère israélien de l’Intérieur) des personnes tuées pendant le conflit. La BBC a vérifié que les fichiers israéliens, qui contiennent les numéros d’identification, correspondent avec la liste publiée par les autorités palestiniennes, et n'a pas relevé d'incohérence. Alors, la BBC a interrogé les autorités israéliennes au sujet de leur mise en doute. La réponse qu’ils ont reçue consistait à remettre en question le Hamas, sans autre élément statistique tangible. Deux critiques principales ont été adressées à ces décomptes : d’une part, ces chiffres ne font pas la distinction entre morts de civils et de combattants, dont on détaillera les enjeux de quantification et de communication, et d’autre part, cette quantification comptabiliserait également les morts de tirs défaillants du Hamas. En réalité, le fait d'admettre des difficultés au comptage des morts, qu'elles soient d'ordre logistique, sécuritaire ou d'identification, permet aux autorités gazaouies de se reconstituer une légitimité après l'incident du décompte du 7 octobre. Israël avance des chiffres alternatifs au sujet des morts de Gaza, dont l'un des objectifs est de présenter les frappes d’Israël comme des frappes ciblées sur les combattants du Hamas, et non pas aveugles. Les remises en questions des chiffres du Hamas par les autorités israéliennes sont d'ordre politique, puisqu'elles interviennent à des moments où les positions étaient difficilement justifiables.


Les méthodes utilisées correspondent aux enquêtes sur les décès individuels dans la typologie proposée par Marc-Antoine Pérouse de Montclos, qui se met spontanément en place dans des contextes d’urgence, et est également celle à laquelle se réfère Israël pour évaluer le nombre de morts des attaques du 7 octobre. Les corps sont transportés et identifiés, ceux des victimes militaires comptés différemment, et il faut distinguer les corps des terroristes des corps de leurs victimes. Les corps sont très abîmés, puisque certains sont morts dans des maisons incendiées, et donc difficiles à identifier, raison pour laquelle plus de 200 personnes ont été mobilisées pour effectuer des tests biologiques. Un premier décompte a fait état de 1400 morts, mais a été revu à la baisse, sans doute du fait de la confusion avec des corps de terroristes, et se stabilise aujourd’hui aux alentours de 1200 morts.


Tsahal (l'armée israélienne) dénonce l'absence de distinction des chiffres gazaouis entre civils et militaires, en insistant sur le fait que cela constitue une preuve du manque de volonté de ces autorités vis-à-vis de la transparence. Mais il est possible d'estimer la mesure dans laquelle les civils sont touchés de manière indirecte dans le conflit : ainsi, Rachel Taylor, directrice exécutive de Every Casualty Counts, organisation basée au Royaume-Uni qui vise à recenser les victimes des conflits violents, pense que le fait que 44\% des morts sont des enfants, proportion similaire au nombre d’enfants dans la population générale, indique qu'Israël recourt à des frappes aveugles. En décembre, Netanyahu, premier ministre d’Israël, déclare tuer 2 civils pour 1 combattant et annonce mi-janvier avoir tué 2/3 des combattants du Hamas, alors que les services israéliens en estimaient 30 000 avant le 7 octobre. Le 19 février, le Times of Israel indique que 12 000 combattants du Hamas sont morts, bien loin des deux tiers des 30 000 combattants estimés, chiffre confirmé par Israël qui précise qu’il est difficile de distinguer civils et militaires : certains ne portent pas l’uniforme, et des combattants ont 16-17 ans. Selon Andreas Krieg, maître de conférences en études de sécurité au Kings College de Londres, Israël a possiblement une conception large de qui est membre du Hamas (en incluant par exemple les membres de l'administration territoriale). Les déclarations ne sont donc pas toujours cohérentes, mais elles peuvent être comprises au regard de leur utilité stratégique.


Il apparaît clairement que les chiffres rapportés ne concernent pas le conflit israélo-palestinien dans son ensemble, mais font simplement état de la situation depuis le 7 octobre. On pourrait même parler d'un retour de ce sujet dans les médias depuis cette date. Et ce, même si les violences n'ont jamais cessé avant la date de l'attentat perpétré par le Hamas et d'autres organisations palestiniennes. Selon l'ACRIMED, le traitement médiatique souffre d'un biais de présentéisme, c'est-à-dire d'une déshistoricisation de l'évènement laissant penser que le conflit a démarré le 7 octobre. Le traitement médiatique n'est pas proportionnel au nombre de victimes. De plus, les statistiques du "Hamas" sont toujours prises avec précaution. On oppose des chiffres fournis par une instance officielle (les autorités israéliennes) face aux chiffres des "terroristes". Par exemple, Caroline Fourest, essayiste, déclare le 29 octobre 2023 à BFM-TV : "Les responsabilités journalistiques dans ces moments-là sont immenses. C’est-à-dire que quand on a une source unique terroriste [les autorités de Gaza] il faut le préciser, il faut savoir qu’il faut diviser les chiffres, si ce n’est par 5, au moins par 10 [sic]." Cette mise en doute des chiffres, à rebours de la position des organisations internationales et des journalistes, a surtout pour effet de jeter du discrédit sur la parole du Hamas et peut avoir un effet de minimisation des évènements.


Une vie vaut-elle vraiment une vie ? Derrière ce principe philosophique, cette "règle de justice" on réalise que dans les faits, c'est différent : on ne place pas à la même échelle la mort d'un chef d'État avec celle d'un être humain quelconque, une mort militaire est moins grave que civil, la mort d'un homme est moins grave qu'une femme ou un enfant etc. Le nombre de morts peut être également rapporté à la population totale et donc permettre de comparer avec les autres pays. Le procédé permet à l'opinion publique de davantage s'identifier en tant qu'elle se représente les conséquences d'un tel évènement sur son sol. Enfin, les chiffres peuvent être rapportés à d'autres conflits antérieurs, toujours dans une optique d'identification, mais là où la taille d'une population est une donnée plutôt objective, le choix d'un évènement meurtrier particulier est plutôt connoté. Le Figaro retrace de nombreux parallèles faits à la suite du 7 octobre. La comparaison la plus souvent citée est probablement celle des attentats du 11 septembre, ce qui caractérise le conflit comme une opposition entre le monde occidental et le terrorisme, le bien contre le mal. La comparaison est alors lourde d'implications en tant qu'elle justifie une réponse d'Israël, en théorie selon trois principes établis de la violence libérale : non-intentionnalité de donner la mort à des civils, maîtrise de la force employée, et légalité du cadre d’intervention. Le respect de ces trois points est encore largement débattu à l'échelle internationale dans le cadre de cette guerre.

D’un point de vue humanitaire, le décompte des morts et des blessés est essentiel à la gestion des hôpitaux, à la quantification de l’aide nécessaire sur le terrain (quand elle peut être acheminée) et à l’estimation de la protection nécessaire pour les personnes blessées et déplacées et pour le personnel humanitaire, en particulier dans la bande de Gaza. Il est important de noter que les humanitaires sur le terrain jouent un rôle important dans le décompte officiel des morts directes dans la mesure où celui-ci repose principalement sur un décompte effectué au sein des hôpitaux (qui minimise par conséquent le total des morts puisqu'il ignore les décès à la maison ou les corps portés disparus), où les humanitaires des branches locales de MSF ou encore du Croissant Rouge Palestinien travaillent activement. De nombreux humanitaires trouvant la mort dans le cadre de leurs missions à Gaza, cela biaise également la récolte des chiffres. Les organisations internationales travaillent à l'heure actuelle à mettre en place des systèmes de prédiction du nombre de morts directes et indirectes (qui comprennent les conséquences actuelles et futures du conflit) selon différents scénarios, essentiels pour estimer l'aide humanitaire à apporter à Gaza. Les projections offrent des éclairages sur trois scénarios distincts : cessez-le-feu permanent immédiat, statu quo (continuation des conditions d'octobre 2023 à mi-janvier), et escalade du conflit. Au cours des six prochains mois, sans épidémies, les projections indiquent 6 550 décès supplémentaires dans le scénario de cessez-le-feu, augmentant à 58 260 dans le statu quo et 74 290 dans le scénario d'escalade. En prenant en compte les épidémies, les projections passent à 11 580, 66 720 et 85 750 respectivement. Ces projections, couvrant une période de six mois, du 7 février au 6 août 2024, soulignent le besoin urgent d'améliorer les services d'assainissement, de nutrition et de santé à Gaza.


Depuis le 7 octobre, le gouvernement israélien est confronté à un dilemme : comment cibler le Hamas de façon adéquate tout en sauvant les otages ? À la fin du mois de novembre 2023, les autorités israéliennes ont transmis de manière publique que, dans les 35 premiers jours du conflit à Gaza, elles avaient frappé plus de 15 000 cibles. Ce chiffre est trois fois plus important que le nombre de cibles qui avait été frappées lors des 51 jours de l’opération "Bordure protectrice", en 2014. Le magazine d’investigation israélien +972 a dévoilé une enquête révélant que la raison de ces chiffres importants était un logiciel d’intelligence artificielle (IA) appelé Lavender complétant un logiciel lui-même surnommé Habsora (se traduisant comme l’Évangile en français). Le logiciel Hasbora permet d'estimer avec une précision assez importante le nombre de civils susceptibles d'être tués lors d'une frappe israélienne. Le journal d'investigation rapporte que jusqu'à présent, une cinquantaine de cibles étaient identifiées par année dans les territoires palestiniens, dont seulement la moitié était engagée. L'auteur de l'enquête sur le logiciel de prédiction des morts des frappes aériennes, Yuval Abraham, met en évidence ce qu'il appelle une "politique du chiffre" en Israël dont découle cette capacité à identifier des centaines d’objectifs chaque jour. Il rapporte des propos de militaires qui estiment être jugés sur la quantité de cibles qu’ils arrivent à désigner, pas sur leur qualité, dans le but de créer un effet de choc au sein de la population gazaouie. Ces exemples tendent à montrer que le recours à des technologies avancées ne conduit pas à un conflit qui ferait moins de victimes, au contraire. Les algorithmes ne sont pas utilisés pour limiter les dommages collatéraux, mais pour cibler plus massivement, avec un ratio particulièrement élevé de victimes civiles, et en connaissance de cause. Le développement de tels logiciels invite par conséquent à remettre en perspective la réflexion jusqu'à présent développée dans ce mémoire sur la politique du chiffre dans le cadre des conflits et les usages du décompte des morts à l'aune d'une époque où l'on peut prédire le nombre de morts directes qui découlera d'une frappe et même dans certains cas le nombre de morts indirectes qui s'ensuivront.


Conclusion


Historiquement, l'utilisation du compte des morts apparaît avec le déclin des épidémies et dans un objectif de propagande militaire. Les techniques permettant de dénombrer les victimes se développent massivement dans la médecine militaire et lors de la Première Guerre mondiale. Ces méthodes restent aujourd'hui très approximatives et les chiffres peuvent être aisément détournés. Il est donc important de comprendre les intérêts à manipuler de tels chiffres : les enjeux peuvent être militaires pour établir une stratégie et gérer le moral des troupes, politiques pour utiliser ces données à des fins idéologiques, médiatiques pour justifier d'une opération armée, humanitaires pour allouer les ressources et alerter d'une situation d'urgence, juridiques et institutionnelles pour condamner les crimes commis, ou encore mémorielles pour commémorer la disparition des victimes.


Les évolutions récentes du conflit israélo-palestinien constituent un exemple actuel de ce type de décompte, qui obéit en partie aux schémas historiques. Pour les évènements du 7 octobre comme pour la riposte qui a eu lieu ensuite, les comptes n'ont pu être constitués, dans l'urgence, que par un seul acteur, partie prenante de la guerre. Cette situation conduit à des conflits de légitimité, dans un cadre où les chiffres peuvent avoir une utilité stratégique, de sorte que les belligérants parviennent à démontrer leur réticence à faire couler du sang inutilement. Les chiffres, déjà instables, sont repris et relayés dans la presse au service de discours spécifiques, quitte à les dévoyer. Il apparaît donc nécessaire de se prémunir de toute instrumentalisation en croisant les différentes sources disponibles. Le rôle et la position occupés par les humanitaires sont particulièrement intéressants à cet égard : en participant à l'élaboration des statistiques de morts à Gaza et en réutilisant les estimations du Hamas, ces organisations participent elles-mêmes à la légitimation de ces chiffres. Finalement, l'utilisation d'intelligences artificielles dans le conflit amorce un renversement de la perspective traditionnelle concernant le nombre de morts : il n'est plus ici question d'établir le nombre de victimes une fois les attaques passées, mais bien de prévoir et de programmer avec précision le nombre de vies à éliminer.


Il convient finalement de se questionner sur les implications épistémologiques de compter les victimes des conflits comme étant des victimes à part des autres violences. Pour compter les violences, Lewis Richardson propose d'adopter une vision large, définissant les guerres comme un simple sous-ensemble de querelles mortelles. Une telle définition peut tout englober, des conflits interétatiques aux guerres civiles, en passant par le banditisme, le crime organisé, les conflits entre groupes et la violence criminelle et à grande échelle, mais aussi de la violation des droits de l'Homme par les gouvernements aux violences sexuelles. Cette approche holistique de la violence délibérée et justifiée par Richardson offre la possibilité d'étudier "s'il existe un lien statistique entre ces sujets traditionnellement distincts". L'intuition cruciale de Richardson, à savoir que les formes de violence peuvent être liées de manière complexe, a été complètement occultée dans la production de savoir sur les conflits dans les relations internationales : la dépendance à l'égard de formes particulières de production de connaissances (données) et la spécialisation des domaines et des méthodes ont conduit à une situation dans laquelle "l'étude de chaque type de violence politique est désormais un monde à part, largement détaché des développements de la recherche sur d'autres types de violence politique ... [et] il est devenu de plus en plus difficile ... de voir les liens entre des types de comportement violent similaires" (Boyle). En ce sens, Keith Krause considère que les statistiques des morts dans les conflits participent à l'élaboration d'une "connaissance ignorante" car incapable d'appréhender l'articulation des différents types de violence et de comprendre que des violences hétérogènes, loin d'être indépendantes, tendent plutôt à se construire les unes les autres.

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