Ce projet a été produit dans le cadre du cours "Projet Data Science et Sciences Sociales" de l'ENSAE Paris (Niveau M2). Il visait à analyser les tropes argumentatifs des organisations se mobilisant contre les droits des personnes transgenres en procédant à une analyse lexicométrique de leurs discours. Il a été fait en binôme. Voici un résumé de ce projet.
Au Royaume-Uni, le Gender Recognition Act (GRA) est promulgué en 2004. Cette loi permet aux personnes transgenres de changer la mention de genre à l'état civil. En 2018, diverses modifications au GRA sont prévues pour permettre l'auto-identification du genre dans l'état civil, sans avoir un certificat. Cela entraîne une réaction transphobe de divers groupes de pression. Une collusion entre des groupes chrétiens traditionalistes avec des groupes féministes "critiques du genre" est alors observée : les deux reposent sur une forme d'essentialisme biologique. Les chrétiens considèrent qu'il faut apprendre à accepter son propre corps, tandis que les féministes définissent les femmes à partir du fait qu'elles ont des chromosomes XX. Cependant, les féministes critiques du genre conservent une certaine spécificité : elles mettent en avant la volonté de préserver les espaces en non-mixité pour éviter que des "hommes" ne s'y infiltrent. Malgré leurs différences, ces associations participent à un même mouvement social et politique au sens d'Erik Neveu : elles forment un ensemble de collectifs relativement structurés contre un adversaire commun. L'antagonisme s'incarne ici dans les droits des personnes transgenres.
En France, les mobilisations anti-trans sont également présentes. Quelques sites existent depuis les années 2000 (Ex : TradFem) mais le mouvement transphobe français voit une accélération ces dernières années, notamment depuis mars 2024 avec la proposition de loi de la sénatrice LR Jacquelines Eustache-Brinio visant à restreindre l'accès à la transition de genre au moins de 25 ans et la sortie du livre Transmania écrit par Marguerite Stern et Dora Moutot (deux militantes issues du féminisme connues pour leur militantisme anti-transgenre). Ainsi, il parait intéressant d'analyser les mobilisations anti-transgenres dans les espaces européens francophones. Retrouvons-nous des tropes argumentatifs communs entre des organisations aux origines politiques a priori différentes ?
Pour ce faire, nous avons créé notre propre base de données. Nous avons récolté des documents de divers sites d'extrême-droite, féministes anti-trans et éducatifs (dans le sens où ceux-ci se concentrent sur la question des mineurs). Pour choisir les sites, nous nous sommes appuyés sur les sites identifiés dans notre revue de littérature et nous avons fait des analyses de réseaux. Cette analyse de réseaux nous menant également à des sites belges, c'est pour cela que nous avons parlé de francophonie européenne dans le cadre de ce projet, Internet n'ayant pas de frontière nationale. Nous avons par ailleurs repris la cartographie de l'extrême-droite effectuée par La Horde pour la compléter. Nous avons alors réparti nos textes en les associant aux idéologies de leurs organisations : catholique traditionaliste, extrême-droite non-catholique, éducation et féminisme anti-trans. Ensuite, nous avons implémenté un Structural Topic Model. Le but est de mesurer, pour chaque document, des cooccurrences fréquentes de mots. Les mots sont ainsi associés entre eux dans des "topics" qui représentent les différents thèmes et argumentaires présents dans notre corpus. Cependant, il faut choisir a priori le nombre de topics. Nous avons décidé de nous restreindre à 6, car c'est le nombre qui permettait d'optimiser l'exclusivité sémantique entre les topics et la cohérence interne de ces derniers. Ensuite, nous avons cherché à mesurer la prévalence des topics dans les documents et à voir si la prévalence des topics était corrélée aux idéologies des organisations.
Après implémentation, a posteriori, 5 de nos 6 topics paraissaient bien liés aux questions trans'. Ces derniers étaient d'ailleurs bien corrélés aux idéologies.
Deux d'entre eux étaient plutôt utilisés par les féministes anti-transgenres : la protection des femmes lesbiennes et la protection de la liberté d'expression (les féministes anti-trans subiraient de la censure parce qu'on ne les laisserait pas dire une vérité biologique.). Quant à l'extrême-droite et aux catholiques, ils ont surtout recours à des tropes d'essentialisme conservateur : rejet de l'égalité homme-femme et de la théorie du genre qui considèrerait le genre comme une construction sociale. Enfin, les organisations éducatives se concentrent sur les enfants en insistant d'une part sur une éducation protégée de l'idéologie transgenre et d'autre part sur les risques de leur médicalisation.
Malgré cette corrélation, on s'aperçoit bien qu'il y a une certaine entente sur une forme d'essentialisme. Les féministes critiques du genre lient les oppressions subies par les femmes à leur biologie. Et les autres groupes idéologiques partagent cette conception en biologisant un ordre social genré par le refus d'une "idéologie transgenre" ou de la "théorie du genre". En effet, voici des discours que l'on peut retrouver dans notre base de données :
"L’être humain serait à l’origine parfaitement indéterminé et pourrait choisir d’être ceci ou cela en vertu des choix inconditionnés qu’il effectuerait librement ; mais elle peut être aussi interprétée d’un point de vue environnementaliste selon lequel nous serions entièrement déterminés par les circonstances du milieu et de la société, sans que l’hérédité ait la moindre importance dans la formation de notre identité. En tout cas, la phrase en question est d’une stupidité qui n’a d’égal que sa célébrité, car on est en réalité du sexe féminin, ou du sexe masculin, non seulement dès la naissance, comme les parents s’en aperçoivent juste après l’accouchement, mais neuf mois plus tôt, à l’instant fatidique de la conception, quand le spermatozoïde rencontre l’ovule qu’il féconde, selon qu’il lui apporte un chromosome X ou un chromosome Y. Si Simone de Beauvoir avait écrit : “Homme ou femme, peu importe !” ou quelque chose du même acabit, l’erreur aurait été moins grossière. Aussi stupide soit-elle, cependant, la phrase de Simone de Beauvoir est la devise de la théorie du genre." - Henry De Lesquen, Détruire la théorie du genre, 3 octobre 2016 (Extrême-droite)
"Plus d’un tiers des habitants du Royaume-Uni ne savent pas que les femmes transgenres (« transgender women ») sont biologiquement des hommes. [...] Dans de nombreux cas, ces termes ont été adoptés à la suite de pressions exercées par les militants transgenristes, qui affirment souvent qu’il est discriminatoire et offensant de faire la moindre référence au sexe biologique d’une personne se disant transgenre. Cependant, MBM a déclaré que les résultats de son sondage démontrent « un niveau élevé d’incompréhension et de confusion » à propos de ces termes et la nécessité de préciser le vocabulaire utilisé." - Tradfem, Un tiers des Britanniques ne savent pas que les « femmes transgenres » sont nées de sexe masculin. 6 aout 2023 (Féministes anti-transgenres)
Cependant, ce travail présente des limites. L'extrême-droite se normalisant, ses frontières avec la droite classique sont poreuses, on aurait pu alors étendre nos organisations jusqu'à la droite "classique". De plus, ayant labellisé nous-mêmes les idéologies et le topic modeling produisant nécessairement des topics, nous avons pu alors rentrer dans un biais d'auto-confirmation en analysant les textes dans une direction se rapprochant de nos idées préconçues sur les enjeux trans.
Le projet complet est disponible sur Github : https://github.com/LeoMaurice/Conservative_mobilisation
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